Un roman-enquête sur les traces d’une communauté juive qui n’avait rien à faire dans une vallée de brigands de l’Apennin et qui y apparaît soudain.
Disparaît mystérieusement dans les dénégations des habitants de ces hameaux italiens désertés l’hiver.
Mais ressurgit l’été avec le retour « des enfants du pays », au détour des conversations et des tournants de la route qui ramène inexorablement au village.
— Tu vois quelque chose ?
— Non. Enfin si, des Cavazzuti en voici en voilà. C’est fou le nombre de gens qui portent le même nom que toi dans la vallée. Vous vous connaissez tous ?
— Tu rigoles ?
— Non, je te cause. Toi en revanche on ne peut pas dire que tu sois très loquace. C’est vraiment dommage parce que nous sommes seuls. Seuls et dans un cimetière moche comme l’Italie du nord en a le secret quand on est loin des belles églises… Non je n’ai pas fini ! Une journée déjà trop grise pour moi est sur le point de se terminer, il fait froid, il fait humide et – Ha !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai glissé.
— Ah.
— Merci. Non mais – hé ! Tu pourrais montrer un peu d’intérêt, merde ! Je suis en train de me casser la gueule en plus de me frigorifier dans cette vallée pourrie… Oui la tienne, oui. Tu dis ? Peut-être mais pourrie quand même. La preuve étant que… Tu n’écoutes même pas ? Je n’y crois pas. T’exagères vraiment tu sais et en plus tu – quoi ? C’est ça : continue donc à chercher des noms bibliques « gravés dans la pierre », va !
Ces tombes ne sont pas en mauvais état pourtant. Ni salies ou abandonnées. Cassées, fendues, renversées. Perdues sur le versant venté de la colline. Non, elles sont uniquement banales. Disposées comme souvent dans la région, tout autour de deux cours rectangulaires aux airs de cloîtres en ciment : de hauts murs recouverts de plaques tombales du sol au plafond. Avec quelques fleurs en plastique sous un nom, dans un gobelet. Ou une petite veilleuse rouge en forme de lumignon qui s’allume, s’éteint, s’allume, s’éteint, s’allume, dans un léger grésillement d’électricité.
Et de la brume arrive.
— Dis, on y voit de moins en moins clair. A cette heure la lumière baisse en décembre, on n’est pas en été ! Et puis je commence à être transi. On ferait mieux d’arrêter là : allons au rendez-vous avec le père de l’architecte. On reviendra demain, Dino, et s’il y a des tombes avec des noms hébraïques on les trouvera. Mais ne nous braquons pas.
— C’est pas moi qui me braque. Je te ferais remarquer que c’est toi qui as insisté pour venir ici. — T’as raison sauf que… — « Rabbini », « Levei », « Rio degli Ebrei », « Sette Sorelle » : c’est toi qui trouves curieux ces noms de village pour une vallée paumée de montagne et je suis d’accord avec toi. Alors puisqu’on est dans le cœur palpitant de « Rabbins » malgré les apparences et surtout la grosse église en béton juste derrière toi, on fait rapidement un tour de reconnaissance et puis on s’en va. Renzo, notre maison, notre village à nous se trouvent à l’autre extrémité de la vallée : je n’ai pas envie de te conduire dans un sens et puis dans l’autre uniquement pour que tu vérifies si, par hasard, il pourrait encore y avoir des traces d’une présence juive. Parce qu’en plus je n’y crois pas. A mon avis il s’agit de noms qui remontent à un moment indéterminé qu’on va prudemment appeler Moyen Âge et puis basta. C’est clair ?
Et la brume s’épaissit légèrement. Glisse sur la route. Grise, basse s’étale sur l’asphalte noir, là : vers l’entrée du cimetière.
— Et l’archi ? — Renzo arrête. D’abord c’est le père de l’architecte et ensuite il habite dans le village d’à côté. C’est tout près. Cinq minutes de retard, ou même quinze, ne font peur à personne dans le coin, nous sommes à la campagne tu sais ? — Bien. Alors viens par ici.
Dino lève la tête. Et lentement se relève en entier :
— Tu as trouvé quelque chose ? — Peut-être, je ne sais pas. Ce qui est certain en revanche c’est que tout le monde ne s’appelle pas Jacob. Ni Judith. Regarde.
— Et qu’est-ce que tu fais de leur nom de famille ? — Ils s’appellent « Chrétiens », évidemment… Tout le monde ne peut pas s’appeler Cohen,
ce serait trop simple. Et par trop reconnaissable. Cela-dit Dino, bon nombre d’anciennes familles juives portugaises
qui ont échappé à l’Inquisition s’appellent bien Dos Santos ou encore mieux Todos Santos, ce qui signifie « Tous les Saints »
jusqu’à preuve du contraire. Et là, la dernière tombe juste à côté, tu avoueras que ce n’est pas banal, pour des chrétiens :