D’accord mais on y est presque : au coin là-bas, à droite. A priori la rue devrait "monter comme ça, mon fils, comme ça !", avec un épicier sur
la gauche, une petite cour de sport grillagée un peu plus haut et le Palais de justice droit devant "grand, dis, mais énorme alors,
hein ! On ne voit que la coupole et… yalla ! tu verras". Ceci dit, le dôme pourrait n’émerger que de derrière les maisons…
Au fond Rachida ne se souvenait pas avec exactitude, ce qui compte apparemment c’est qu’on l’aperçoive tout de suite au milieu de ces
maisons et de ces vieux HLM "en briques grises, tu sais ?" (ou jaunes, ici elles sont plutôt jaunes pour l’instant). Quoi qu’il en soit,
à présent la rue devrait… Voilà la plaque. Et l’épicier. Et le grillage ?… Ah oui. Quelle chaleur n’empêche. Avec ce soleil tout blanc en
plein dans l’air moite, il aurait été plus agréable de descendre au lieu de… bon, inutile de râler. Pour monter, ça monte en tout cas.
Rien que des pavés avec ça. Et plus tout à fait assemblés. Il y a même des brins d’herbe jaunis par là. Là : juste avant le rebord du trottoir.
Qu’est-ce que c’est en mauvais état, dis. Sérieux… La pluie et la pente drainent sans doute le sable par en dessous, mais enfin on pourrait
retaper la rue, non ? Qu’est-ce que tu dis ?… Oui, peut-être. Remarque, ces irrégularités sont sans doute fort utiles quand il pleut et
qu’on manque de glisser à chaque pas. Que partout ailleurs on glisse et basta : Brussel is Brussel, hein Bruno ?
« Ja, ja, manneke. Mais puisque je suis au tout début de mes cours de néerlandais, on continuera en français… des objections ? »
Comme tu veux. Mais qu’est-ce qu’on t’a appris à la communale ?
« Arrête, ket. Tu sais très bien que je n’étais pas dans une école belge, jusqu’au bac j’ai étudié en italien à l’Ecole Européenne, ok ? Alors c’est sûr
que j’ai un accent un peu brusselaire mais j’ai quand même plus facile avec le monde de la Méditerranée en général. D’où Rachida, par exemple. »
D’accord… (25, 23 : c’est la prochaine) mais tu ne parles pas arabe. Ni marocain comme elle, alors…
« Alors quoi ? Pour certaines choses je suis plus proche d’elle que d’un Flamand, y a pas de mystère. »
Bien entendu. Et pour cette affaire-là aussi, ça va de soi.
« Là, surtout. Attends… Al Hamadi, Pierre Vanleuwe, K. Ben Mamoun… voilà : Bouabid. »
Bon, bon, mais admets : on peut quand même en douter.
« Bruno, c’est toi ? »
– Oui Rachida. Tu m’ouvres ?
– Bouge pas, fils, bouge pas, je pousse sur le bouton. Ça a fait clack ?
– Oui Rachida, ça vient de le faire. C’est bon ! »
Eh bien ! à l’intérieur il fait frais ma parole. Tu as senti la bouffée ?
« L’obscurité et le carrelage. C’est clair. »
Possible, oui. C’est à quel étage ?
« Je ne sais pas mais la porte devrait être ouverte. Ou elle nous attendra dès le pallier. Qu’est-ce que je te disais : regarde. »
– Bruno ! Bruno ! Par ici.
– Minute, dis, que j’arrive seulement ! T’es gentille, mais c’est pas en t’agitant à la balustrade que je sais venir plus vite, t’sais !
– Oh Bruno !
– Allez, Rachida, plus que quelques marches et me voilà.
– Mon fils, mon fils, quel malheur !
– Tu me fais une bise au moins ?
– Bien sûr, allez, mais plaisante pas, Bruno, c’est pas le moment. Oh pardon, fils, bonjour...
Bonjour.
« On peut entrer ?
– Pour sûr, excusez-moi. Où c’est que j’ai la tête, moi ! Par ici, passez donc. »
C’est grand, on dirait… Enfin, vu l’étroitesse du palier on pouvait s’attendre à ce que l’intérieur soit exigu et… eh bien non :
trois pièces à l’enfilade comme dans les vieilles maisons bruxelloises. La fenêtre avec porte vitrée au bout (voyons voir sur
quoi elle donne celle-là). Salle de bains avec… les faïences bleutés du début du siècle. Et la cuisine dans le fond.
C’est la cuisine là-bas, n’est-ce pas madame ?
« Oui, dis. Je suis désolée, je parle et je parle avec Bruno et je t’oublie. Tu veux un verre d’eau peut-être ?
Il n’y a rien d’autre pour l’instant, la maison est encore… allez, on va dire vierge, hein ? Sers-toi, seulement. »
Vierge je ne sais pas mais… merde, sur quoi j’ai marché, là ? Ouf ! rien que le plastique de la… lampe à halogène.
Avec tous ces plastiques partout, n’empêche, ça fait un drôle d’effet. Et les vases rose pale au bord doré encore dans
leurs boîtes transparentes. Et la table basse aux coins encartonnés. Et le papier bulle qui recouvre chaque objet… on dirait
un autre pied de lampe. Tout blanc (ils aiment la porcelaine brillante, visiblement). Même les deux grands tableaux aux cadres
flambant neuf sont toujours dans leur emballage. Et posés contre le canapé à fleurs : une copie de paysage flamand du XVIIIe
plus… une vue de La Mecque sur velours, et ses reflets presque phosphorescents s’il vous plaît. Bruno peut dire ce qu’il veut mais
ses affinités avec la Méditerranée de Rachida n’incluent certainement pas les orientations esthétiques.
« Ok, ok ! Mais c’est fin prêt pour qu’ils s’installent, en tous cas. »
– Tout, Bruno, on a pensé à tout. Il y a même un tire-bouchon pour les invités qui voudront du vin.
– Attends, Mounir il boit de temps en temps, non ? Juste un peu.
– C’est peut-être ça le problème, mon fils. Pourtant on l’a élevé en bon musulman, sais-tu ?
– D’accord mais ce n’est pas cette goutte d’alcool qui te met dans cet état-ci, j’imagine.
C’est plutôt son attitude avec Asmaa. Je me trompe ?
– Tu es donc au courant.
– Ben… disons que je m’en doutais.
– Quelle honte, Bruno. T’as pas idée… Maintenant il ne va plus la voir du tout. T’imagines ? A deux semaines du mariage !
Et moi qu’est-ce que je sais dire à la famille : il faut comprendre, il est fort sensible et puis il sait pas parler aux femmes ?
Allez, dis !
– Mais il l’aime ?
– Mon fils : c’est plus la question. On a décidé le mariage, il a accepté, qu’il se comporte en homme et c’est tout. Eh bien ! non :
monsieur traîne, monsieur boit, et s’il daigne être avec quelqu’un c’est avec Hassan. Ou avec Momo. Et encore… Moi-même je ne vois plus mon propre fils.
– Tu en as parlé avec Hassan ?
– Pas question. Ecoute : je l’ai jamais aimé, je peux pas lui demander une chose si intime.
Pas à lui ! Honte sur nous, Bruno, honte sur nous ! Toi c’est différent, par contre…
– Rachida, je ne suis même pas arabe, je ne suis que votre voisin, qu’est-ce que tu veux que je fasse, hein ?
– Justement. Ce mariage doit se faire et tu es sa dernière chance. Regarde cet appartement.
Ça est pas un grand malheur de le laisser comme ça ? Asmaa a choisi elle-même le beau lit crème par là-bas. T’imagines ? Parle à Mounir.
– Ok, mais…
– Toi tu peux encore. Depuis toujours tu es son voisin : tu es son ami : tu es son cousin.
– Oui, Rachida, mais…
– Fais-le pour nous.
– … »