Colette Métaisoult, manager sinistres très appréciée de tous dans une grande compagnie d’assurances, est accusée d’avoir volé dans la caisse par un mouchard informatique.
Et plus ses collègues, les syndicats, la DRH et l’entreprise au grand complet essaient de la défendre, plus le mouchard insiste avec obstination.
En période de crise, les compagnies d’assurance se portent bien.
Tous comptes faits, en effet, la bourse peut chuter, les marchés se contracter, l’immobilier s’arrêter net, la consommation des ménages amorcer une baisse
– vous aurez toujours la nécessité d’assurer votre logement, l’obligation d’assurer votre véhicule si vous en possédez un, et besoin de souscrire une assurance personnelle dans le cas où vous causeriez un accident à un tiers.
— Dis, c’est vrai ce que dit Guéneau ? — Guéneau qui ? — A ton avis ? Guéneau de la Déonto, voyons, qui d’autre ?
Il n’est pas tranquille Vito. On dirait même qu’il est tendu. Planté juste devant lui, là, Henri paraît d’autant plus nonchalant avec son grand sourire.
— Ah oui, dis donc ! Leur dépisteur informatique a mis à jour un détournement de 400 000 €,
tu te rends compte ? Mine de rien, Colette Métaisoult aurait fait de vraies réouvertures de dossier avec de fausses déclarations de sinistre qui tombaient tout droit sur son compte en banque. Tranquille.
— Colette ?! — Ouais enfin… eux, tu vois, ce qui les défrise c’est plutôt les 400 000. — Et elle est au courant ? — Tu rigoles, Vito ? Pour l’instant ils en sont encore à re-contrôler les contrôles.
La maison est prudente, t’es bien placé pour le savoir. Attends-attends… c’est une copine à toi ?
En période de crise il est rare que votre compagnie d’assurance se porte mal :
c’est un fait. Mais cela ne signifie pas que pour elle les temps soient à l’embellie, ce serait trop beau (plaçons-nous côté assureur).
Car ses profits comptent autant que le cours de son action sur le marché boursier où celle-ci monte, descend, chute ou flambe en
fonction des tendances générales. Marché spéculatif et activité réelle sont deux choses distinctes. C’est prouvé. Et séparées,
ou plus que jamais dissociées par ces temps de surenchère financière dans lesquels nous sommes entrés désormais :
de bons résultats sur le terrain ne garantissent pas la tenue du titre en bourse.
Ceci dit, et malgré des secousses spéculatives parfois très rapprochées
(d’où inquiétude et montées de panique soudaines) mais dont on n’a pas encore fait l’objet direct à Assurance de France, en l’état actuel du secteur toute compagnie d’assurance aux activités non bancaires jouit d’entrées conséquentes, voire en augmentation constante et, de ce fait, d’une bonne santé. On considère dès lors que ses bases sont saines : Assurance de France prospère, donc.
Sans compter que, malgré la crise, AdF ne licencie pas.
Elle poursuit au contraire sa politique visant à ne surtout pas faire de remous sociaux qui pourraient faire parler d’elle autrement que comme elle souhaiterait qu’on le fasse, autrement que dans son slogan, autrement dit : « Assurance de France – elle assure, bien sûr ! ».
Ce qui revient à dire que : - l’intérêt des salariés est défendu - aucun poste n’est supprimé - et si de nombreuses « externalisations » ont été mises en place (plates-formes téléphoniques délocalisées au Maroc, par exemple) - de fait, les embauches sont gelées et les postes surnuméraires supprimés uniquement après le départ à la retraite du titulaire.
Tout ce que nous dit le badge de Colette Métaisoult
Rectangulaire, se lisant horizontalement comme toutes les cartes magnétiques,
probablement en matière plastique, recouvert d’un étui transparent surmonté d’un petit clip cranté (multiprise).
Il comporte : en haut à gauche, le logo profilé de AdF aux lettres bleu marine + trait rouge très chic sur le côté extérieur droit ;
sur la partie droite, une photo d’identité coupée à la main (bord supérieur légèrement non perpendiculaire aux autres) venant prendre place à l’intérieur des petites encoches prévues à cet effet ;
sur la partie inférieure et toute la largeur, ses nom et prénom suivis en plus petit de la mention du grade et de la direction « Manager – Engagements et Service Clients ».
La photo. Comme c’est souvent le cas avec le photomaton qu’on vous a demandé dès votre premier jour pour le pass et que vous vous êtes empressé/es d’exhumer d’un tiroir ou d’un recoin de votre portefeuille afin de ne pas avoir à redemander chaque fois au vigile l’ouverture de la porte : le cliché est plus que périmé.
Mais sociologiquement fascinant. Sur la photo, Colette Métaisoult, femme manager travaillant pour une des plus importantes
compagnies d’assurances sur la place de Paris, arbore une chouette couette blonde au dessus de la tête et un grand sourire de
jeune fille innocente n’ayant pas su tracer exactement le même trait bleu sous chacun des yeux. Voit-on là le souvenir d’une période où elle
aimait peut-être Sheila en phase Disco ? (Colette avait-elle carrément le même foulard rouge autour du cou ? Le monsieur du pass, en tout cas,
a coupé la photo juste sous le menton (probablement pour préserver la coiffure)).
Dans le service de Colette, tout le monde connaît évidemment cette photo.
Et la Colette qui l’a choisie n’est peut-être pas aussi innocente que celle qui a posé pour le portrait car au lieu de ranger ce pass
au fond de son sac, elle le laisse toujours sur un coin du bureau comme pour ne pas l’oublier.
Or quelle femme oublie-t-elle son sac avant de sortir ? Pas elle, quoi qu’il en soit, alors qu’elle ne se souvient jamais de retourner
pour le moins cette carte magnétique, comme elle dit qu’elle va le faire chaque fois qu’on se moque désormais affectueusement de ce visage
de fofolle jeunesse, entre assureurs avertis. Avec les mêmes mots, les mêmes commentaires et le mêmes mimiques devenus rituels désormais :
Colette Métaisoult a beau être chef, elle n’a pas la grosse tête. Colette « elle est sympa ». Tout le monde sait ça.
Au dos de la carte : bande magnétique noire.
Il y a quelque chose qu’Henri ne réussit visiblement pas bien à comprendre. Car il sourit encore, mains dans les poches, mais… moins.
— Arrête Vito, fais pas l’andouille.
— Je fais pas l’andouille, pourquoi ?
— Parce que tu réponds pas, voilà pourquoi. Colette et toi… vous êtes copains ?
— Non, pas spécialement.
On dirait que Vito en profite pour faire le dégagé.
Aucune gêne. Mise à part cette pudeur qui est évidemment de mise pour un homme selon lui. De la DRH. Parlant de soi au milieu du couloir.
— Nous ne sommes pas amis mais on se connaît, on bouffe parfois à la cantine.
Et pas seulement avec un groupe de collègues – je l’aime bien. Et même si là on se voit quasiment jamais à vrai dire,
il nous est arrivé de faire des trucs ensemble. J’ai été dîner une fois chez elle par exemple. Quand elle avait fêté sa promotion avec un
petit groupe des sinistres et qu’elle nous avait tous invités pour un barbecue. Dans le petit jardin de son petit pavillon.
Je... l’aime bien, quoi.
— Ah merde.
— Comme tu dis, oui.
— Et c’est forcément toi qui va devoir t’occuper de ça ?
— T’en vois d’autres ?
— Que je sache, tu travailles pas tout seul, aux relations humaines et sociales.
— Peut-être Henri, mais c’est qui à ton avis qui assure l’interface avec les salariés et les syndicats ici, service juridique
– droit et contentieux ?
— J’oubliais, excuse-moi.
— Y a pas de quoi mais – moi pas.
Henri, ça lui fait perdre toute sa contenance, tout d’un coup.
— Non mais attends, si ça se trouve ils se trompent. Leur dépisteur informatique a beau soulever des anomalies dans les dossiers,
encore faut-il les interpréter, non ? Il pourrait s’agir d’une mauvaise saisie ou…
— Oui Henri. Sauf que le programme du mouchard est super-bien foutu, qu’il a été conçu pour faire tomber les petits malins,
et qu’il croise toutes les données avant de nous alerter.
Faut que je te fasse un dessin ? Avec beaucoup de chance, Colette n’a piqué que 300 000 au lieu de 400 000 et puis basta.
— Ah.
— Et crois-moi, ça suffit largement pour la foutre dedans.
— … Evidemment.
— Ben, non, tu vois ? Moi je ne trouve pas ça évident du tout. Parce que c’est moi qui vais devoir lui annoncer ça.