Le bruit, les diatribes et les tensions sont maintenant passés. Tant Christine Angot que Michel Houellebecq sont devenus des auteurs connus et, pour tout le monde, c’est bien mieux ainsi : leurs prestations médiatiques avaient déchaîné des réactions si passionnées qu’on a fini par avoir tendance à occulter leurs livres alors qu’ils sont les seuls à nous concerner réellement. Surtout si l’on reprend posément L’Inceste et Les Particules élémentaires qui, pour bon nombre de critiques littéraires et d’analystes socioculturels, constituent un tournant important dans la perception que la société occidentale a d’elle-même aujourd’hui. Selon eux, au delà du phénomène littéraire, ces deux textes incarnent un changement profond, voire une révolution d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas suivie de son corollaire ordinaire de violences. Après plus d’un demi siècle de culture majoritairement de gauche, soit intellectuelle, engagée et souvent politisée, la chute du Mur de Berlin concomitante de multiplication des affaires de corruption dans les milieux politiques, de la poursuite de la crise économique et surtout de l’impact démystificateur de la télévision, a déterminé un discrédit total du rôle joué jusque là par les différentes idéologies, quand il ne s’agit pas d’une franche aversion.
Enfants de cette époque sans plus de repères partageables par le corps social, Angot et Houellebecq s’opposent donc frontalement à la moindre pensée que l’on pourrait encore qualifier de “ correcte ” ou de “ progressiste ”. Il s’agit de revendiquer, simplement et crûment, la réalité telle qu’elle apparaît lorsqu’on lui ôte le masque idéologique. L’homme et la femme sont mesquins, obnubilés par des pulsions sexuelles dépourvues de toute générosité, et surtout frustrés d’avoir eu à se plier au diktat d’une démocratie de la libération faussement éclairée, qui a beaucoup promis sans aboutir à rien. La conclusion pourrait être amère. En réalité elle est loin de l’être cas, tant chez Angot que chez Houellebecq, le refus de penser “ bien ” et des “ maîtres à penser ” tout court va de paire avec une revendication aussi positive que nouvelle : dans ce monde d’individus seuls mais enfin libres, et pleinement individualistes, nous sommes tous à présent en droit de juger et de jauger par nous-mêmes. Preuve en est le fait que nos démocraties sont de plus en plus directes, participatives, et relayées par des moyens de communication nous permettant une emprise personnelle toujours croissante sur la réalité. Tout porte ainsi à croire que nous sommes en train de basculer d’une société républicaine, et donc oppressive car hiérarchisée comme celles qui l’ont précédée, dans un monde qui, pour la première fois, est aussi égalitaire qu’un réseau où chaque individu est un point-relais, sans l’entrave de l’autorité politique et sans celle plus pernicieuse de la soi-disant autorité morale. Mais pour parvenir à ce que cela soit un état de fait, il est toutefois nécessaire de saper ce qui reste encore des dites autorités, et plus particulièrement de la deuxième. Or l’un des domaines privilégiés de la sape symbolique est certainement la littérature. Cela tombe bien : Angot et Houellebecq sont justement des auteurs et elle écrit : “ J’aime les choses radicales ”.
A la lecture de L’Inceste et des Particules élémentaires cependant, là où l’on s’attendrait à trouver une rupture, on tombe avant tout sur un très gros effet de provocation. Tous les sujets et les thématiques de la littérature qui prônaient tolérance ou progressisme sont toujours présents, tels quels, à ceci près que le point de vue est brusquement renversé à 180° : “ l’islam –de loin la plus bête, la plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions ” (Houellebecq), ou chez Angot : “ J’ai été homosexuelle pendant trois mois. Plus exactement, trois mois, j’ai cru que j’y étais condamnée. J’étais réellement atteinte […] Le test s’avérait positif ”. De fait, on assiste au déploiement d’une volonté très nette d’aller contre, mais qui n’utilise aucun outil pour sortir ou pour proposer une alternative au discours critiqué. Il s’agit apparemment, et systématiquement, d’inverser un modèle pour le délégitimer. Or sans horizon de dépassement, toute agression répétitive risque de se retourner en hargne, voire en obsession.
Contre une approche jugée intellectualiste et hypocritement mentale donc, le cul. Le cul, et non la sexualité, car la provocation y est plus crue. Nous sortons d’une époque qui revendiquait l’épanouissement sexuel, L’Inceste et Les Particules élémentaires affichent un sexe triste. La liste des dégoûts chez Angot, et chez Houellebecq les branlettes de Bruno, l’impuissance de Desplechin ou le désintérêt pour la chose de Michel. Bref, une jouissance entravée et faible mais particulièrement remontée vis-à-vis des approches qui ont proposé une ouverture. Les femmes sont de ce fait : “ en général de petites connes protestantes ; (mais) au moins la majorité d’entre elles étaient vierges ” (Houellebecq) et même si l’une d’entre elles n’est pas jolie “ sa chatte était attirante, aussi attirante que celle de n’importe quelle femme ” (idem). Malheur en revanche à la fille sans aucune beauté “ car elle perd toute chance d’être aimée [ …] Chacun se sent gêné en sa présence et préfère l’ignorer ” (idem). L’homme quant à lui, contre tout discours anti-traditionnel, est foncièrement apte ou inapte : “ un autre jeune Français […] parvint à sauter trente-sept nanas en l’espace de trois semaines. Dans le même temps, Bruno affichait un score de zéro ” (idem) mais quoi qu’il en soit tout est de la faute des femmes : “ elles n’avaient rien en dessous leur tee-shirt, les salopes ” (idem). On se doute qu’il ne manque plus que la tirade sur les homosexuels : “ Quand je me promenais sur la plage avec elle, il y avait comme beaucoup d’homosexuels un chien avec nous, notre enfant était un monstre à force d’unions dégénérées ” (Angot), et quant au Noir : “ un Blanc c’est mieux qu’un Noir ” (idem), ce qui n’empêche pas Bruno de penser en regardant son sexe de petite taille : “ c’est à ce moment que j’ai commencé à haïr les nègres ” (Houellebecq).
Le risque avec la provocation qui, sans cesse répétée, devrait progressivement démonter toute possibilité qu’on la prenne à la lettre, c’est qu’elle nous donne le doute d’avoir fini par se prendre au sérieux. Mais sans pour autant avoir délégitimé le discours qu’elle vise de ses attaques car, en reprenant systématiquement ses affirmations pour les inverser, elle reproduit exactement le même fonctionnement. Pire, elle aboutit en fin de compte à l’énonciation d’une norme, alors qu’il s’agissait de lutter justement contre cela, et d’une norme qui de surcroît ne peut même plus être discutée : en lieu et place des faux arguments intellectualistes, elle exprime la vérité. “ Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l’investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu’un retour à la normale, un retour à la vérité du désir ” (Houellebecq). Reste à savoir de quelle vérité il est question au juste.